FRANCKÉTIENNE UN PATRIMOINE VIVANT, APÔTRE DE l’ANTI-ZOZOBISME
FRANCKÉTIENNE un patrimoine vivant, Apôtre de l’anti-zozobisme
Rencontre avec son génie créateur !
Dimanche 20 octobre 1996 ! Un mauvais calcul me conduit sur la route du sud. Je suis entre Merger et Gressier, à environ 17 kilomètres de Léogâne. Je suis convaincu de ne plus arriver à temps.
J’ai rendez-vous, plusieurs rendez-vous. Le réalisateur de Bobomasouri, le comédien de Zagoloray, l’ancien ministre de Manigat, l’auteur de l’oiseau schizophone, le véritable “action painting men“ de Haïti, l’ancien directeur du Collège privé du Bel Air; une véritable course contre la montre.
Une chaleur intense, très humide. L’orage s’annonce, le ciel s’assombrit, révélant des éclairs de couleurs nickel et pourpre. J’avais la prétention de surprendre l’usine sucrière de Darbonne dans son sommeil improductif – le sujet d’un prochain reportage sur Haïti -. Les crevasses de la route du sud me ralentissent encore. Un chemin tortueux, on avait mal construit. Coup de théâtre ! À la dernière minute, un camion en panne me barre le chemin. Je suis surpris par le temps.
Les crampes d’estomac sévissent, je rebrousse chemin. Je suis en retard à la montre suisse, à l’heure à la montre haïtienne. Tout est en place. Mon magnétophone, ma ‘’canon’’… . Non ! Ce n’est pas la naissance d’un dieu ! C’est plutôt ma rencontre avec un génie qui n’attend pas les …aires. Bon gré, mal gré, j’arrive devant une villa: la villa de Delmas. Impressionnante. Quelques grosses gouttes, c’est l’avalanche, je dois descendre pour sonner.
Ah, le gardien !
– Dan Albertini !
Le gardien m’ouvre la grande barrière.
– J’avais vraiment rendez-vous (au fond de moi-même).
Il est là. Juste devant moi, le phénomène s’appelle FranckÉtienne.
Trapu, crâne dégarni, pilosité impossible sur ce visage “grimaud“. Je le vois de près pour la deuxième fois.
Visage cynique, yeux bleus, grimaud, pantalon court et goyabella manche lon.., il me serre la main dans un décor impressionnant. C’est dans un univers magique, d’artisanat moderne et soigneux que FRANCKÉTIENNE me reçoit.
FRANCKÉTIENNE nous recevait dans son monde à trois dimensions. Un univers à la fois mystique, cartésien et artistique
Haïtien d’une lignée indépendantiste, Franck Étienne se définit comme un enfant de Charlemagne Péralte qui vit à la fois la fierté à du nationaliste et la déception de l’assujetti. Né le 12 avril 1936, il est devenu l’un de la faune intellectuelle la plus érudite du pays. Éducateur de carrière, il fonda le collège (secondaire) Franck /tienne et enseigna les mathématiques, la littérature et la philosophie. Il écrit, peint, chante, joue sur scène et surtout il pense. Franck Étienne est un véritable ‘’patrimoine vivant pour Haïti’’.
LE PHILOSOPHE
Professeur de mathématique passionné, il est devenu très cartésien dans son approche sociale, ce qui lui a permis d’évaluer rationnellement son quotidien et de séparer ses émotions de ses finances. Un socialiste qui n’a pas peur de compter ses sous dans un monde où la loi du plus fort est toujours la meilleure.
Il a l’esprit trimardeur et doit réussir, dit-il. Franck Étienne draine avec lui tout ce dont un Haïtien peut rêver. Il a tracé Une carrière ascensionniste d’homme sérieux.
Homme de théâtre, de la conception jusqu’à la réalisation, il pense, écrit, corrige, transmet, exécute et critique. Un bourreau de travail, dit-on ! Adepte de l’expressionnisme abstrait, il dit, peindre des œuvres d’art sans rentrer dans l’artisanat. S’il s’enorgueillit de ses toiles et de ses romans, c’est qu’il estime avoir fait mieux que certains ‘’Nobel’’ « plutôt bornés », par rapport à la valeur de cette distinction. Il explique sa violence de descendant d’esclaves à travers ses œuvres. Un exutoire qui lui permet de déranger, de tout dire. Cependant, il se veut être un penseur, un grand débatteur digne de ‘’l’aréopage’’ et croit retransmettre cette richesse à la société en général. Il est ouvert sur le monde.
FRANCKÉTIENNE : AUTEUR, MAÎTRE DU SPIRALISME
FRANCKÉTIENNE développe ses propres conceptions. Il se veut être un esthète de la littérature haïtienne. Il quitta le mouvement Haïti littéraire et initia le mouvement littéraire spiralisme en collaboration avec son frère de travail, René Philoctète, un grand intellectuel décédé en 95, Lyonel Trouillot et Jean-Claude Fignolé. Mireille Pérodin Jérôme, – veuve du peintre sculpteur Jean René Jérôme – professeure, critique d’art et gérante d’un atelier d’art, disait, à propos du mouvement de l’auteur : « l’esthétique fondamentale implique à la fois la subversion poétique, la révolution langagière et l’engagement humaniste contre toutes les formes d’intolérance et de terrorisme. » C’est de là, que FranckÉtienne puise cette insaisissable imagination qui le classe parmi les génies créateurs et en parfait dramaturge.
FRANCKÉTIENNE m’entraîne à un plus haut niveau de sa tour bien ceinturée par des murs de plus de 30 pieds de haut. Il me présente son dernier roman et me parle de sa prochaine pièce. Il partagera la scène avec l’ingénieur Jolybois (qui travaille pour ‘’le patrimoine haïtien’’). Une vieille connaissance, un compagnon de scène, un ami sûr.
Il m’observe, analyse mes mots. Je prends beaucoup de soins pour ne pas me vendre gratis ! Je le secoue involontairement avec ses propres codes, à même son élocution.
– Vous refoulez une extrême violence, un totalitarisme exotique, un paternalisme à peine voilà. Ce sont les armes de la dictature.
Il reconnaît les armes qu’il a l’habitude d’utiliser pour frapper la dictature, pour dénoncer la démagogie, pour défaire la médiocrité. Mon questionnement est méthodique et à la fois désinvolte. Paradoxal ! Je l’admets, mais, il finit par perdre l’équilibre. Trébuche. Pas sur le sol ! Non ! Sur les mots bien sûr ! Il me sourit, rougit, et réagit spontanément.
– Ça devient intéressant ! Vous essayez de m’avoir!
– Non ! Monsieur Étienne, vous valez mieux que ça !
Il rougit encore plus, cabra sur sa droite et feignit d’admirer la verdure qui s’étalait malgré les cactus du décor qui, de leurs épines, piquaient l’air. FRANCKÉTIENNE ne sait pas que je suis très intéressé par ses œuvres. Je veux le surprendre, découvrir son génie. Tout un exploit. Son talent rehausse mon éclat. Je suis tout simplement épaté par cet intellectuel aguerri. Il alimente mon savoir, régente mes neurones. C’était FRANCKÉTIENNE face à lui-même.
C’est du haut de cette tour que je découvre l’étendue verte qui ceinture son royaume, cachant le désert de Delmas. Un peu plus loin, nous débouchâmes sur un balcon. Il veut s’approvisionner en air… frais. La conversation continua.
On retrouve son empreinte et sa hardiesse littéraire même dans le plan de sa maison, qu’il a réalisé. Il vous explique passionnément comme dans une envolée littéraire, la doublure de l’objet, sans répétition de la forme. On retrouve les mêmes interrogations de son écriture, sans violation de ses propres règles : le tourbillon de la spirale qu’il reproduit dans son décor, ses escaliers. Les échappatoires langagières, partant d’une salle à l’autre. Rien n’y échappe. En fait, Franck Étienne est un ‘’toutiste’’ comme tout bon Haïtien qui se respecte, auteur de pièces de théâtre, de romans, de recueils de poésie…, au total 24 productions littéraires. Cependant, il a réussi à faire le tout avec la même rigueur.
FRANCKÉTIENNE: ÉCRIVAIN, DRAMATURGE, COMÉDIEN, PEINTRE
Il a quitté le pays pour la première fois à 51 ans. Ses écrits transpiraient la révolution, la révolte même. Pourtant il a été jugé moins dangereux à l’intérieur que s’il était à l’extérieur. Son théâtre épousait la forme d’un silence bourdonnant, une abstraction figurative imposée par la dictature. L’abstraction de son expressionnisme, ses mots à sens multiples, doctement employés, pouvaient dire tout simplement, tout ce qu’il voulait dire. C’est comme dans sa peinture. C’est un adepte de l’expressionnisme abstrait, un style qui exige beaucoup d’aptitude et de talent, mais qui lui permet de dupliquer son théâtre avec ses formes fluides, ses couleurs clairs obscurs et ses personnages lacérés qui expriment tout dans la nudité du silence et le scandale de la nudité. En fait, il est abstrait et concret à la fois et se laisse couler comme dans son expressionnisme. Il impressionne. C’est aussi un acteur très volubile qui maîtrise son élocution sur scène, se passe de souffleurs.
La conversation continue autour d’un constat, d’une question.
– Monsieur Étienne vous me permettrez une question que j’admets insignifiante, mais importante pour moi.
– Vous parlez de votre zèle nationaliste, de la culture haïtienne, avec fierté, de la nécessité de cultiver nos acquis. Pourtant, dans votre salle à dîner, là où vous auriez dû digérer l’authenticité haïtienne, je remarque du Curaçao trading, du Nikel…., pouvez-vous m’expliquer un peu ?
– C’est très simple, la gestion de la maison est du ressort de ma femme. C’est elle qui décide de tout, même du budget. Je ne m’interpose pas dans son mandat de manière à me sentir libre dans l’objet de ma création.
Il me regarde satisfait, avec ma caméra et sans magnétophone. Il serait trop gênant et peut-être indiscret. Il avait remarqué l’absence de la magnéto et me croyait coincer.
– Ne vous en faites pas Monsieur Étienne, je possède une mémoire fabuleuse et je préfère la conversation au questionnement. J’essaie de comprendre le fonctionnalisme de votre esprit lorsque vous créez.
– Pourquoi les autres ne font pas comme vous, ce serait plus intéressant ?
Là, je remarque que sa maison est plus qu’un atelier. Elle est un musée, son musée. Tout tourne autour de lui, même son fils. FRANCKÉTIENNE tout craché.
Un univers de courbes et d’angles sans abscisses ni ordonnées
Son exubérance imaginative étonne même les historiens de l’art du pays et de l’étranger. Les critiques lui reconnaissent des talents multidisciplinaires très avancés.
Sa comédie crée un tel exutoire qu’il était difficile de lui enlever la gratuité poétique, malgré le bâillon imposé par la dictature. Il dit tout ce qu’il ne dit pas, sans fourberie, de là sa fierté d’esthéticien du langage. Là, il devient très rigoureux, mais sans sombrer dans cette éloquence tropicale, ce qui lui vaut le sobriquet d’Apôtre de l’anti-zozobisme.
Son théâtre, s’il est populaire, se refuse d’être populiste. Faire rire sans un exercice de méninge, n’est pas sa vocation, sans une prise de conscience, n’est pas son but. Tout en esquivant la médiocrité, il se sert des vertèbres de la médiocrité pour proposer un changement, ce qui le rend dans la politique: scénique pour certains et emphatique pour d’autres. Tout en ayant horreur de la vulgarité, il utilise des éléments vulgaires pour façonner la beauté, la beauté du langage, la beauté du geste.
Pour FranckÉtienne, être acteur c’est peaufiner le fruit de sa pensée, c’est son écriture sans distorsion sur scène. Son élément spectaculaire, déclencheur, ne se trouve pas dans son décor plutôt simple qui n’est qu’un simple outil, un simple élément de scène.
Sa gestuelle par contre alimente avec mesure l’intensité des mots qui donnent un ton de joutes oratoires qui vous retirent de la viduité démocratique. FranckÉtienne est en évolution continue dans la mouvance de l’écriture, de la peinture et de la scène. Il cerne tous les aspects de sa vie à travers ces trois mouvements.
FranckÉtienne : c’est la rationalité du mathématicien qui se perd dans ses courbes et ses angles sans ordonnées ni abscisses, un univers pictural où : brisure et cassure etc. tout est permis. Il devient insaisissable dans son ouvrage, car il ne veut pas sombrer dans l’artisanat, c’est-à-dire la reproduction de ses propres ‘’patterns’’. Il délivre des œuvres d’art, dit-il, qui auront une valeur croissante à l’échelle du temps.
FRANKÉTIENNE : ROMANCIER POÈTE.
Dans sa demeure, transformée en musée plutôt qu’en atelier, Franck Étienne pratique le partage des pouvoirs. Il cède volontiers l’organisation de la maison à sa femme qui l’accompagne souvent lors de ses nombreux voyages. Elle gère la caisse lors de ses tournées et de ses expositions à travers le monde.
Ses romans et sa poésie épousent une forme satirique qui provoque, choque. Cependant, il avertit tant sur le fond que sur la forme. Son approche n’est pas sans heurt, mais lacérant. Le lecteur, l’admirateur, l’auditeur, etc. ont toujours le choix de s’abstenir ou de s’exposer à la rigueur de sa logique qu’il veut être plus pédagogique que révolutionnaire. On a toujours le choix de reculer ou d’accepter les thèmes violents et la démarche fracassante de l’artiste.
Lyonel Trouillot écrivait à propos : « cette naissance dans la déchirure et l’orgasme ne peut se réaliser sans une grande secousse verbale et un désordre syntaxique. Puritains et puristes, pri…. Les métamorphoses de l’oiseau schizophone, œuvre d’une rare puissance et d’une grande solitude dans une littérature qui compte trop de moutons et si peu d’inventeurs ». Lyonel Trouillot commentait le troisième mouvement de l’oiseau schizophone dans d’Une Bouche Ovale dont voici un extrait : «…. Ville chaotique, ville incurable inexpugnable. Ville catastrophe intoxiquée d’ordure: Ville imprenable ment agressive. Ville d’ombres fauves à odeurs d’ambre et de fer, … . Ville cannibale. Ville sanglante et rapace …. À ma Ville zinglindeuse tu me violes et tu me tues ! »
Une violence sans ambages qui décrit l’univers haïtien dans ses racines les plus profondes. C’est ce qui démontre d’ailleurs la maturité de la société haïtienne qui gère cette violence dans une douleur qui défie la folie selon FRANCKÉTIENNE.
Un bref passage dans la politique
En 1988, il a été ministre de la Culture du gouvernement Manigat. Il veut oublier ce milieu décevant où il n’avait pas les coudées franches (Manigat l’a déçu, il l’a bluffé, s’est servi de lui, de sa popularité, dit-il !)
La démagogie ! Il ne fait pas dans cette pratique. Il n’aime pas le populisme qui débouche toujours sur le libertaire et le jeu dangereux. S’il se retrouve chez les gauchistes au niveau philosophique (une philosophie qui n’est pas tributaire de l’homme occidental, mais authentiquement haïtienne), il gère avec la rigueur de la droite, ce qui fait de lui un homme de centre… .
LE PROFESSEUR
Le penseur domine toujours l’artiste qui exécute l’objet de ses pensées: un univers de formes violentes, de couleurs déchirantes, de gestes dévorants, de paroles révoltantes où la prothèse n’a pas de place. Cependant, il trahit parfois sa rhétorique, c’est le noir ou le blanc, l’ombre ou la lumière. Si le noir domine son univers imaginaire et magique, il gère si bien sa vie dans le dosage et la régularité, qu’il s’est imposé un environnement de verdure qui donne l’impression d’une gestion rigoureuse du naturel. C’est là dans ce ‘’harem’’ artistique qu’il gère un être calculateur et créateur.
FRANCKÉTIENNE : CHANTEUR ET DANSEUR DU VODOU
Franck chante et danse dans le vaudou comme un grand classique. Un ténor intellectuel qui n’a pas peur de s’affirmer amant du vaudou et du créole. Il parle d’éthique et d’esthétique dans le créole.
Franck Étienne, bien avant l’arrivée du phénomène ‘’rasin’’’, préconisait la consolidation de la culture haïtienne dans le langage (créole), outil de partage collectif et dans le vaudou, instrument de développement culturel. D’ailleurs, il le chante en poésie.
Un génie créateur, Franck Étienne est une valeur sûre pour Haïti. Un architecte de la pensée et de la parole, un lyriste des formes, très branché sur le quotidien. Il est le mathématicien des mots, le styliste des nombres, l’expression de la couleur et la couleur de l’expression. Franck Étienne est un ambassadeur qui porte avec ses œuvres
À travers le monde, le flambeau de la culture haïtienne. Frank Étienne possède à son actif 24 productions littéraires dont 5 recueils de poésie, 8 romans, (mûr à crever : deux éditions) 10 pièces de théâtre, 19 expositions picturales et des dizaines de conférences sur l’art, et sur la philosophie.
Franck Étienne partage l’organisation de la maison avec sa femme qui l’accompagne lors de ses nombreux voyages, il laisse la porte ouverte au partage
La grande barrière me vit partir puis se referma aussitôt. Je ne pouvais accepter le verre de Barbancourt, un réflexe d’immigrant québécois, le volant m’attendait. Je prenais donc congé et de là il m’expliqua encore : Dorénavant, tout se passera en créole en Haïti.
Je retournais chez ma sœur à travers les rues sombres du pays et dans l’euphorie des belles jeunes filles que je croisais partout. Aujourd’hui encore je pense à son génie créateur.
Toiles géante de l’artiste
Septembre 1997, la rumeur veut que FRANCKÉTIENNE soit en route vers Ottawa-Montréal. Octobre prochain : rencontre sur la littérature, représentation théâtrale, vente signature et vernissage. Un drôle de coïncidence avec l’offensive de la peinture haïtienne à Montréal et surtout une tentative de revalorisation du patrimoine haïtien à Montréal. Si Haïti réussit à gérer son patrimoine culturel à offrir un espace adéquat à ses artistes et à favoriser le développement de ses intellectuels, dira-t-on un jour, peut-être en 2004, que la nation avait travaillé pour l’avenir. C’est mon souhait pour le pays.
Dan Albertini
Reportage du Magazine Soleil des Îles, Volume .., numéro … Septembre 1997, Page … Archives situées à ..