JOSEPH EMMANUEL CHARLEMAGNE
JOSEPH EMMANUEL CHARLEMAGNE
Un Maire Dans La Mêlée Port-Au-Princienne
Vendredi 9 février 1996, je rate mon avion pour la troisième fois – deux fois à New York, une fois à Miami -. Il est huit heures, le prochain vol est à onze heures quinze – trois heures de nervosité -. Deux amis du quartier de mon adolescence évoquent avec moi de vieux souvenirs, ça fait passer le temps. À quinze heures, l’avion atterrit à Port-au-Prince. En retard de trois jours et d’une heure sur mon rendez-vous avec le Maire de Port-au-Prince, Monsieur Charlemagne et de quinze minutes sur ma rencontre avec ma sœur.
Très grave. Non. Les Haïtiens ne sont pas chronométrés sur la montre suisse. L’anarchie totale : circulation impossible, étalage des marchandises presque au milieu des rues, etc. Je me rends malgré tout à la mairie. Je passe rapidement à travers ‘’la machine de sécurité’’ – avec ma carte de presse – sans être inquiété. La Mairie est en effervescence. On négocie ‘’le carnaval’’. Par chance, je rejoins le Maire en pleine discussion, il me reconnaît et me sourit. Je le rencontre pour la deuxième fois. Derrière ce visage cynique, il y a aussi de l’émotion me suis-je dit.
Le Maire Joseph Emmanuel Charlemagne contrôle tout, même les petites factures ou la signature de ses contractants. Il dit observer le port de son bureau et voit toutes les sources de revenus qui passent. S’il ne peut voir le palais aussi, ses ‘’antennes’’ le renseignent sur ce qui s’y passe. Il est le premier citoyen de la ville capitale. Il a le soucis du détail et est très éveillé. Comment tromper sa vigilance ? Monsieur Charlemagne dit ne devoir rien à personne et ne pas être intéressé par un second mandat. Il est condamné à réussir à très court terme. S’il est toujours armé de son colt 45 automatique, c’est que ses ennemis et même ses adversaires lui en veulent au point où un assassinat serait à redouter… Il le sait d’ailleurs. Le vendredi 9 février, il a reçu des menaces de mort, au moment où il négociait ‘’la cuisine du carnaval’’ avec les candidats-es ‘’à la couronne carnavalesque’’ bourrés-es d’émotion et au bord de la crise. Ces derniers espéraient gagner $500,00 (Haïtien) et avoir l’occasion de se faire voir sur un char de carnaval.
Les anciens employés qui pillaient sous les régimes ‘’makouts’’ ou ‘’putschistes’’ et même les employés qui avaient pillé et détruit les documents administratifs avant de laisser la mairie – avec son prédécesseur immédiat, lui mènent une vie difficile.
LE MAIRE CHARLEMAGNE SE JETTE DANS LE CORPS À CORPS DE LA MÊLÉE TOUJOURS AVEC SES HOMMES
Il est sur les tables de discussions, de négociation avec les petites gens comme avec les grands financiers. Il sillonne les rues de Port-au-Prince avec ses gars, même la nuit.
Il s’interroge sur le ‘’modus operandi’’ pour dénouer la crise port-au-princienne. On le voit même avec les remorqueurs, en train de déplacer les vieilles carcasses de voitures abandonnées ou en réparation aux bords des rues déjà trop étroites.
Une anarchie totale dans les rues de la capitale, au point où certains se ferment les yeux sur ses méthodes parfois trop cavalières. Si l’opération ne réussit pas, il révise sa stratégie et revient à la charge. Au début du mois de février, il a mené une opération périlleuse.
La résistance des démolisseurs anarchistes de la rue Champs de Mars l’ont fait reculer.
Il a déjà eu gain de cause des restaurateurs en plein air du Champs de Mars. Maintenant la place est nette, prête pour une revitalisation. La dernière a été le ‘’déménagement forcé’’ des marchandes qui jonchaient les rues de Port-au-Prince ou les trottoirs et les galeries des magasins. Une opération nécessaire qui lui a valu de sévères critiques. Selon un habitant de Port-au-Prince : « cela prend un Manno pour réaliser cette tâche délicate qu’est de gérer le brasier de gérer le brasier de Port-au-Prince ». Parce qu’il a déjà habité à l’étranger, plus précisément à Montréal, une ville propre, il fréquente une nouvelle génération d’individus peut-être plus conscients du problème de Port-au-Prince.
Toutefois s’il obtient l’appui des jeunes entrepreneurs et financiers qui eux, ont étudié à l’étranger, cela peut constituer un atout pour atteindre ses objectifs. Il compte jusqu’à présent sur des supports qui se font discrets, subtils et modestes. Appuyer Monsieur Charlemagne ouvertement peut comporter des risques. Mais le Président Préval semble être un proche. Le dimanche 11 février dernier, alors que nous devons avoir une entrevue à sa résidence à l’hôtel Oloffson – qui aurait été retransmise en direct sur les ondes d’une radio de Montréal -, le Président, à la dernière minute nous enlève notre invité « pour un cadre plus sélect » aux dires du Maire.
Un autre indice révélateur. Monsieur Charlemagne a crié sur tous les toits que le Président Préval détenait une liste de personnes qui auraient participé à certains ‘’crimes’’. La plupart étaient des proches du gouvernement précédent. Le Maire s’est tu depuis. On peut déduire facilement qu’il a voulu éviter le scandale pour ne pas gêner son ami-Président. D’un autre côté, il s’est rangé du côté du Président dans le dossier de la privatisation de certaines entreprises d’état. Ceci, malgré les contestations apparentes guidées par l’ancien vicaire de St. Jean Bosco. S’il est un homme de parole, ses moyens financiers limités par la politique hostile du gouvernement Aristide ne l’aidèrent guère. L’entourage du président J.B.A. n’appréciait pas ses sorties publiques. Il a laissé beaucoup de ‘’poils’’ au passage. Adversaires et ennemis se dressent devant lui comme un rock, malgré sa victoire électorale, garantie par la Constitution de 87′. Arrivera-t-il à signer une entente avec le gouvernement qui lui permettrait de percevoir certaines taxes et de gérer les ports en attendant le vote sur l’autonomie administrative prévue par la constitution ? Selon certains experts du pays, ce serait une solution pour Haïti.
Cela permettrait au Maire Charlemagne – qu’on appelle Manno de son nom d’artiste -, d’essayer de faire avancer certains dossiers vitaux pour le développement de la ville – les relations internationales avec des partenaires comme la ville de Montréal.
Mme. Corinne Brunelle, la nouvelle responsable de ce dossier pour la ville de Montréal affirme que le Maire de Montréal, M. Pierre Bourque est très favorable à la reprise du dialogue. Il a même invité le Maire Charlemagne à Montréal avant la période estivale. Il veut franchir une nouvelle étape, passer aux actes, Le stock de matériel qui était destiné à la ville de Port-au-Prince, faute de suivi, a fait d’autres heureux à Montréal.
D’après l’un des anciens responsables du dossier pour la ville de Montréal, la disparition des documents à la suite du départ de M. Evans Paul à la tête de la Mairie de Port-au-Prince, la transition politique en Haïti et à la Mairie de P.A.P., le référendum du Québec, le voyage du Maire Bourque en Asie ainsi que le manque d’expertise de la compagnie montréalaise : ‘’ Haïti export Québec’’, ont fait ralentir le processus d’échanges et les relations entre les deux villes.
Si cette paralysie devrait persister, Port-au-Prince pourrait perdre un partenaire inestimable, étant donné le rapprochement culturel de ces deux villes.
Le problème de la prostitution dans les rues de Port-au-Prince, les arts et la culture qui peuvent contribuer à revitaliser le secteur touristique, etc.. Cependant, si ses moyens financiers se renforcent, cela ferait de lui une force politique dans la balance. Malgré les obstacles, le miracle aura-t-il lieu ?
Le Maire Charlemagne est une vedette médiatique. Antérieurement, sa carrière d’artiste engagé lui a ouvert bien des portes dans les médias. Il s’en sert aujourd’hui. Les journalistes l’aiment beaucoup, car il est conscient du problème de la corruption. S’il a tenté de dénoncer ceux qui pillaient les biens de l’état au sein du cabinet de l’ex-Président Aristide, – eux qui critiquaient les régimes précédents – il a reçu un appui majeur. Le curé de la paroisse Ste. Hélène : le Père Joachin Samedi a confirmé sa version des faits.
Il a même promis de citer des noms avec des preuves à l’appui. Le Maire Charlemagne est d’une fermeté surprenante. Il ne négocie pas sur sa loyauté envers l’état. Il s’est entouré de gestionnaires qualifiés, la plupart formés à l’extérieur du pays. Il a l’ambition de faire respecter les cadres du pays en les forçant à se respecter eux-mêmes.
Il est devenu l’Arme redoutable – à deux tranchants -, d’une démocratie forcée en Haïti. – Il coupe : partisans, adversaires et ennemis -. Il influence bon gré, mal gré, l’exécutif et la vie nationale. Sa présence fait craindre les ‘’agioteurs’’ et les artisans du vol. Surchargé de travail, il est fatigué, harcelé par ci et par là, les moyens financiers n’arrivent toujours pas. Il est tout près de ‘’craquer’’, ce qui le rend vulnérable. Il est devenu nerveux et difficile à gérer son ‘’stress’’.
Ses employés le craignent bien sûr par autorité morale, mais aussi pour son pouvoir qui frise la ‘’tyrannie’’. Parfois, suivant la conjoncture le Maire se défend vaillamment – comme le vendredi 6 octobre 95 quand il fut attaqué avec une arme -. Cependant, en tant que premier citoyen de la ville, son rôle serait de s’imposer plus par l’Autorité morale que par la force du muscle.
La tension est telle dans la mairie que le service de sécurité a dû être banalisé. On a placé des ‘’sentinelles perdues’’ pour mieux déceler les ennemis ou agresseurs, ce qui n’empêcha pas une faille dans son sein. Ce jour-là, je suis rentré près du Maire en passant par la grande barrière jusqu’à la grande salle d’audience sans avoir été fouillé, ni passé au détecteur de métal.
Pourtant j’avais deux sacs d’équipements en main et deux sacoches attachées à ma taille. Avant de quitter Haïti, il était question de ramasser les ordures, périodiquement. Encore une bonne chose qui est aussi retardée à cause du manque de coordination de l’état. Cependant, si les circonstances le ralentissent, le temps joue en sa faveur, puisqu’il est encore là pour trois ans. Il a déjà mis au pas les ‘’anarchistes du Champs de Mars’’ – des anciens ‘’makouts’’ et des dominicains qui l’avaient menacé -, qui occupaient les parcs publics avec leurs commerces.
Si Monsieur Charlemagne arrive à attirer les touristes, les investisseurs, motiver les entrepreneurs, revitaliser Port-au-Prince, empêcher la corruption, démocratiser l’administration, bref nettoyer la ville, offrir un climat stable aux investisseurs et aux citoyens, ce serait un pas vers le progrès. Il aurait réussi son mandat – gérer la crise politico-sociale de Port-au-Prince -. Aussi, dira-t-on de lui plus tard, qu’il a été le premier Maire qui, pour la première fois a pensé à sa ville, son pays… et non pas à ses poches. Nous lui souhaitons bonne chance dans ses objectifs.
Soleil des Îles Magazine, volume 2 No 9. 1996 (Page 42, 43, 44)